Press F to sober up - Malak

Vite, vite, Malak.
Vite, tout va très vite, la vie tourne vite, la mort arrive vite, les gens marchent vite, les gens tombent vite, tout va trop vite. Et tu fais ton mieux pour suivre le rythme, pour ne pas craquer sous la pression, ne pas céder à la tension, tout ça sans perdre de vue l’horizon. Mais dans la course, on abandonne des choses, des trucs, des babioles qui n’en étaient pas avant mais qui le deviennent avec le ((manque de)) temps. Et pour préserver son coeur, pour préserver ton coeur, tu l’oublies, tu l’enterres, tu le caches pour que personne ne le trouve, en espérant qu’une fleur n’y pousse pas, en espérant pour que la mort ne le découvre pas.

Et finalement, après tout ça,
La journée se termine enfin.

Le fond de l’air est frais, l’hiver pointe le bout de son nez, il décompose la chaleur de l’angoisse, l’effervescence assassine. Tes pouces tapotent sur le clavier tactile, ton portable vibre à chaque lettre, la lumière de l’écran tâche ton visage de couleurs artificielles.

Malak a écrit:

Coucou, Khalid

Malak a écrit:

Je rentre, là

Malak a écrit:

Ta journée s’est bien passée ? J’ai essayé de t’appeler pendant la pause, mais tu répondais pas …

Et dans un élan de culpabilité, le dessin flou qui se dessine depuis quelques temps sur ton poignet semble presque te démanger, te brûler. Le silence te consume, il te transperce même, et tu voudrais trouver des réponses à des questions que tu ne te poses pas. Mais voilà. La nuit est arrogante et te nargue sans vergogne. Tu n’arrives pas à suivre le rythme.

C’est le grésillement du lampadaire qui t’appelle, plus bruyant que la sonnerie du téléphone que tu désespères d’entendre. Etalé comme un cadavre encore chaud, le jeune homme git sur le trottoir, feuille morte en pleine automne, tu t’es approchée sans réfléchir.

((Vite, vite))

« Monsieur ? »

D’un coup, tu oublies tout. Khalid, ton poignet, les fleurs. Vite, vite, Malak. Tu vas perdre le-

« Tout va bien ? »

Oh, le rythme, tu n’en as que faire. C’est avec toute la délicatesse du monde que ta main se dépose sur son épaule. Car, au milieu de cette ruelle mal éclairé, dans l’impulsivité la plus totale, tu as décidé de tendre la main.
Tu as décidé de suivre ton propre rythme.

((Tout doux, tout doux))

 

Entre tes doigts chauds, il s’éveille comme un oisillon tombé de son nid. Il papillonne des yeux, redécouvre le monde et, la peur au ventre, t’échappe en quelques battements d’ailes désordonnés. Tu observes sa démarche toute désarticulée, à l’affût de la chute, tu restes mains proches de sa silhouette toute froissée.

« Attendez, je vais vous aider— »

Ta main trouve une réponse moite et frivole, sa voix fait finalement écho à la tienne dans un élan incertain. Et soudain, la timidité de l’oisillon se transforme en une passion d’aigle. Il te saute au cou et si étreinte n’était pas aussi molle, aussi innocente, tu l’aurais remis à terre en un coup. Mais ce n’est pas ton genre de céder à la violence, alors tu te contentes de l’aider à se maintenir debout, te détachant délicatement de ses bras avant qu’il ne reprenne la parole.

Et là, c’est toi qui est perdue.
((Qui est Manuela ?))

Tu essaies de réfléchir, tu essaies d’éclaircir la situation mais face à l’entrain démesuré du garçon, tu restes timidement muette. Il s’excite, il s’amuse, probablement des restes d’alcool dans le sang, tu essaies simplement de déchiffrer la langue qu’il parle. Tu reconnais quelques termes, similaires à la langue de ton père, tu tentes, dans la tempête de mots, de glisser une bouée dégonflée.

« D-Desculpe me ? »

Du portugais brésilien bredouillé avec le moins d’assurance possible, ton interrogation se noie dans l’espagnol fluide de l’inconnu. Alors tu le laisses t’enlacer, tu le laisses tournoyer tout autour et finalement, il s’arrête. D’un coup.

Ah, il réalise qu’elle n’est pas toi.
Que tu n’es pas Manuela.

Et c’est le retour à l’anglais, tu respires à nouveau. Alors qu’il se confond en excuses, tu arranges légèrement ta veste avec un sourire timide.

« Oh, ce n’est rien. Moi, c’est Malak, du coup. Enchanté … ? »

S’il souhaite se présenter, tu retiendras alors avec plaisir son prénom avant qu’il ne s’embourbe dans ses explications farfelues, tu te contentes de sourire poliment, acquiesçant d’un simple geste de la tête pour appuyer ses dires. Tu te doutais bien que l’obscurité n’était pas la seule fautive et que la boisson y était également pour quelque chose.

Tu finis simplement par répondre, un sourire tendre collé aux lèvres. « Je me doute bien, oui. Je voulais simplement m’assurer que tu ne prennes pas trop froid pendant ton repos, aussi court soit-il. ». Tu n’étais pas du genre à mettre les menteurs face au mur, ou encore les prisonniers du déni hors de leurs cages. Il fallait dire que tu étais bien mal placée pour le faire. ((Malak, la menteuse)). « De rien, c’est normal. »

Venir en aide aux autres, quelque part, à te permettait de te détourner de tes problèmes à toi. Car c’était plus simple de tendre la main à quelqu’un que de chercher à l’intérieur de soi. C’est plus simple de fermer les yeux sur tout ce qui va pas de ton côté et de mettre ton énergie ailleurs. Car tu as trente années bien faites maintenant, et ça fait beaucoup à rattraper pour compenser tout ce temps à t’ignorer toi-même. Alors tu t’ignores encore un peu, et tu donnes encore plus.

Un rire doux rehausse tes épaules, pas moqueur mais plutôt attendrie, tu le regardes dans les yeux, la couleur boisée de tes yeux s’illumine dans le noir. « Je m’en voudrais très fort de te laisser sur ce bout de trottoir sans être sûre que tu sois capable de rentrer chez toi en toute sécurité, je t’avoue. »

Tu t’approches un peu plus pour le soutenir un peu mieux, ton parfum de jasmin se mélange aux effluves d’alcool qui imprègnent encore ses vêtements à lui. Tu regardes le chemin, un sourire ponctué de malice accompagne tes murmures.

« Je serais une piètre infirmière si je n’aidais pas ceux qui en ont besoin. »